Le thème du vampire

Publié le par imaginaria

        Le vampire : genèse d’un thème      

 

Créature fantastique s’il en est, le vampire est l’une des figures les plus représentées dans les littératures de l’imaginaire. Popularisé par le cinéma dès les années 1920, il prend le plus souvent la forme d’un personnage gothique, habillé en noir, aux yeux maquillés de khôl, androgyne si ce n’est efféminé, propre à faire se pâmer les adolescentes sagement rebelles, amatrices de bluettes vaguement transgressives mais qui finissent bien. A force de parodies et de grandguignol grotesque, il a fini par perdre tout caractère effrayant, toute la charge véritablement transgressive et politique contenue dans l’œuvre de Murnau et quelques autres.

Non seulement il n’en a pas toujours été ainsi, mais encore, sa genèse culturelle montre que les premiers vampires de la littérature n’ont que peu de rapport avec les personnages de Buffy.

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1. Le Vampire, créature des Lumières

 

Si, comme le souligne l’article fondamental de Katharina Wilson, « History of the Word ‘Vampire’ » (Journal of the History of Ideas, 1985) l’origine linguistique du terme « vampire » reste controversée (la version la plus vraisemblable selon les spécialistes est que le terme « upir » est d’origine slave – vieux polonais, bulgare ou serbe -, et dérive peut-être d’un terme turc signifiant « sorcière »), la première occurrence du terme vampire remonte en effet aux dernières décennies du 17e siècle. Le Mercure Galant rapporte ainsi dans les 1690 plusieurs cas de vampirisme en Pologne, Serbie et Russie, ainsi qu’une demande d’un prêtre polonais adressée à la Sorbonne concernant l’attitude à adopter face à un cadavre soupçonné de revenir à la vie. Le terme est ensuite popularisé par la lettre 137 des Lettres juives de Boyer d’Argens (1737), qui inspira Voltaire, avant que dom Calmet dans sa Dissertation sur les apparitions, les revenants et les vampires (1746) ne proposât la première étude exhaustive du phénomène. La même chronologie peut être observée en Angleterre (un peu plus précoce, toutefois, le terme apparaissant dès 1668) et en Allemagne (un peu plus tardivement).

Dans ces trois pays, c’est dans les années 1720-1740 que le thème du vampirisme se diffusa largement auprès de l’opinion publique, et dans les belles-lettres. Une véritable « épidémie vampirique » semblait en effet ravager l’Europe de l’Est, qui intrigua jusqu’à Louis XV. Reportages ethnographiques, descriptions du phénomène et tentatives d’explications fleurirent pour tenter de rendre compte de ce que le siècle considérait comme une sorte d’hystérie collective (Gianfranco Manfredi, « Voltaire et les vampires », Multitudes, 33, 2008). C’est à ce moment que sont fixées la plupart des caractéristiques qui serviront ultérieurement à l’élaboration de la figure littéraire du vampire, avec toutefois quelques différences importantes. Pour le 18e siècle, le vampire est un cadavre animé par un démon ou des esprits maléfiques, voire une sorte de spectre, doté d’une faim insatiable (dom Calmet raconte que le vampire mange jusqu’à son propre linge de corps), qui suce le sang des hommes comme des animaux. Ses victimes meurent moins d’hémorragie que de suffocation, et d’une forme de désordre mental qui leur cause des hallucinations (le vampire s’attaque donc également à la psyché, en particulier aux souvenirs, dont il se nourrit). Avoir été « détruit » (terme consacré à l’époque) par le vampire fait en outre de la victime un nouveau vampire. Tous les auteurs s’accordent pour le voir sortir de sa tombe, mais il n’est pas nécessairement une créature nocturne : dom Calmet les pense actif de midi à minuit. Physiquement, le vampire a le teint vermeil, et il tant gorgé de sang, que celui-ci lui coule par le nez ou les oreilles ; ses cheveux et ses ongles, qui ont poussé alors qu’il était dans son cercueil, son longs. Il n’a rien de séduisant : mort ramené à la vie, il est avant tout un Jacques, paysan ou homme du peuple. D’après les Tsiganes retranscrits par les hommes des Lumières, se débarrasser d’un vampire suppose de le réduire en cendres.

Il est intéressant de noter que le vampire a d’emblée une signification politique : il incarne bien entendu, pour les hommes des Lumières, la superstition. En ce sens, c’est une figure à rapprocher, comme le fait dom Calmet, des sorcières. La sorcière symbolise en effet la tradition corrélée à la nature féminine, opposée à la rationalité mathématique et virile. Elle est le féminin, soit la nature indomptée et rebelle, proie des passions, qui exige d’être domptée, voire mise sur le gril selon la célèbre formule de Bacon.

Mais les hommes des Lumières qui s’alarment de l’épidémie ne sont pour autant pas dupes de la « peste vampirique » - pour eux, les faits décrits relèvent de la supercherie. Le phénomène du vampirisme est alors interprété comme relevant du fanatisme typique de peuplades arriérées et manipulées par les « prêtres » et les classes dominantes. Voltaire attribue ainsi (et à tort) la diffusion du thème à un complot jésuite…

La figure du vampire prend donc d’emblée une tournure métaphorique, au service d’une idéologie politique. Voltaire est ainsi connu pour être l’un des premiers à assimiler exploitation et vampirisme : «Il y eut des agioteurs, des traitants, des gens d’affaires, qui sucèrent en plein jour le sang du peuple ; mais ils n’étaient point morts, quoique corrompus. Ces suceurs véritables ne demeuraient pas dans des cimetières, mais des palais fort agréables.». Mais, chez la plupart des auteurs mobilisant cette métaphore, le vampire est corrélée, souvent confusément, à la figure de la multitude. De fait, notamment chez les Anglais, le vampirisme est évoqué dans des ouvrages évoquant les révolutions (de Cromwell ou glorieuse). Le vampire symbolise en effet la monstruosité – une monstruosité qui est redéfinie par les théoriciens politiques de l’époque du roman gothique comme Burke, comme une clef de lecture des phénomènes politiques. Mark Neocleous (« Monstruous Multitude », Contemporary Political Theory, 3, 2004) a ainsi montré que Burke élaborait une véritable tératologie politique, selon laquelle les révolutions et l’irruption du peuple dans la cité relevaient de l’horreur (y compris la fascination attachée alors à ce terme, dans la conception dix-huitiémiste du sublime). Le Peuple est un monstre menaçant par ses prétentions (notamment à l’égalité) l’Ordre immuable et « sacré ».

 

2. Fascination, vampire et « femme fatale » : l’entrée du vampire en littérature (fin XVIIIe siècle-1871)

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Parallèlement à sa politisation, le vampire devient, à la fin du 18e siècle, un objet poétique. Il est vrai que l’époque – celle du roman gothique – est au noir et à la frénésie. Cette figure était donc propice à être investie par le roman noir. En retour, les codes de celui-ci ont incontestablement contaminé le mythe du vampire. De fait, le château – avec ses coins et recoins, ses objets magiques, ses légendes associées – qui est l’une des caractéristiques principales du roman noir devient le décor vampirique par excellence. Le vampire est une créature de souterrains, de passages obscurs, de caves, de plus en plus régulièrement associée à la chauve-souris d’une part, à la nuit de l’autre. Le vampire qui se dégage de la littérature gothique a besoin de la nuit aussi bien pour accomplir son forfait que pour survivre.

Il prend inévitablement une connotation aristocratique ou féodale – que retiendra Stoker.Le docteur Polidori, secrétaire de lord Byron, est l’un des premiers à poser les bases de cette nouvelle situation sociale du vampire, dans l’un des premiers ouvrages de prose centré sur ce thème (Le Vampyre, 1819). Son personnage de lord Rutheven, sans doute inspiré de Byron, campe en effet un aristocrate (décadent ? faut-il y voir un effet de la jalousie de Polidori pour son maître ?), oisif et libéral qui le rapproche du « grand seigneur méchant homme » qu’est le don Juan de Molière. En outre, à l’instar, comme le note Roger Bozetto dans Territoires des fantastiques, d’une classe féodale qui ne veut pas disparaître, le vampire doit régner en maître absolu sur un territoire qui constitue un enclos pour son cheptel de paysans. La richesse devient un attribut du vampire – trait dont se souviendra encore Stoker, qui revêt la doublure de l’habit de Dracula de pièces d’or…

Le vampire se pare donc d’une aura romantique, à la fin du 18e siècle et au début du suivant, en tant qu’il devient cet aristocrate munificent placé au dessus de la condition humaine ordinaire. Il acquiert une aura ambiguë qui en fait une grande figure de la révolte romantique assimilable au dandy. Méprisant le vulgaire, qu’il foule aux pieds, il incarne le caractère politiquement trouble du romantisme, oscillant entre grandes espérances émancipatrices et mépris pour la canaille enracinée dans le travail, raffinement culturel et rejet de l’univers bourgeois prosaïque. Il devient le symbole de la force des passions, des émotions, valorisées par le Sturm und Drang germanique ou le romantisme français, l’exaltation du sentiment contre la rationalité marchande et calculatrice qui arraisonne le monde. En ce sens, le vampire acquiert le caractère de l’altérité : hors-venu, il apparaît comme une personnification du sentiment ou de la poésie au sens donné par ce terme par Heidegger (Eric Weil, Logique de la philosophie) – soit l’opposé exact de la raison – autrement dit, la magie. Il perd d’ailleurs sa dangerosité. Dans la Morte amoureuse, Clarimonde ne met jamais en danger Romuald. Au contraire, prêtre d’une obscure cure le jour, celui-ci, en tant que son consort, devient prince enchanté la nuit. Certes, Clarimonde se nourrit de lui – de son amour -, mais c’est la condition de sa survie ; elle ne veut que son bonheur et ne va donc jamais jusqu’à la consomption ; elle ira même jusqu’à se sacrifier pour lui. La tension fondatrice de cette nouvelle de Gautier tient à l’écartèlement de Romuald entre ses vœux et son amour. Romuald et Clarimonde sont en ce sens de nouveaux Héloïse et Abélard – l’Eglise triomphant à la fin signifie le triomphe de l’Ordre – ordre social et ordre métapyhsique, un temps transgressé par le succube et son amant. Ici Clarimonde incarne l’imaginaire face à la Loi, et inévitablement, les forces du désir se fracassent sur le principe de réalité. Quelle que soit la morale que Gautier a voulu donner à sa nouvelle, il est clair que son vampire féminin représente le Désir (T. Todorov la décrivait comme la courtisane qui a fait du plaisir son métier)– et c’est en ce sens qu’elle une menace pour la société et sa rigueur austère (bourgeoise).

Les quatre caractéristiques propres au vampire littéraire qui se définit de la fin du 18e siècle à Carmilla de Sheridan Le Fanu (1871) démontrent amplement sa transformation en allégorie du Désir (dévorant par nature).

Subversion des genres et des rôles sociaux, le vampire est en effet à ce moment essentiellement une figure féminine. De Goethe (la Fiancée de Corinthe) à Le Fanu, en passant par Gautier et Coleridge (Christabel), le vampire est une femme, éventuellement engagée dans des aventures saphiques (Carmilla). La femme, dans l’ordre masculin instauré au 19e siècle – et bien avant, comme l’a relevé Michelet dans la Sorcière (1846) – se voit assignée une position, des qualités et des tâches subalternes sur lesquelles il est inutile de revenir longuement– qui culmineront dans les conceptions victoriennes et préraphaélites. Le féminin est exclut de la Cité au sens de la sphère publique pour être renvoyé au foyer ; il est en outre assimilé à la déraison pure – symbolisée par le mal féminin par excellence pour la médecine bien-pensante de l’époque : l’hystérie, cette « réverbération du bas-ventre ». Faire du vampire, personnage auquel revient l’initiative, une femme met littéralement le monde upside down, en transformant une figure censément faible et purement domestique en une force agissante, qui peut aller jusqu’à se passer des hommes et détourner les femmes du « droit chemin », comme dans Christabel. Incarnation de l’ambiguïté et du travestissement des rôles « normaux », ce qu confirme son hybridité même (mi-mort, mi-vivant), il est l’envers du code social dominant – et l’expression de son refoulé : la sexualité

Le vampire est en effet – il est banal de le constater – une figure éminemment sexualisée. Bien entendu en pleine période victorienne, le vampire permet de parler de sexualité sans le dire tout en permettant d’exorciser d’ailleurs une sexualité féminine vue comme effrayante en un temps où l’éjaculation précoce est de règle chez les aristocrates anglais, pour qui le sexe est un devoir inconvenant et qui considèrent comme dégradant de donner du plaisir à une femme. Mais il est plus fondamental de repérer que les techniques de vampirisation utilisées par le vampire sont redéfinies à l’époque en termes strictement sexuels : la morsure et la succion, entre baiser et pénétration ; la dévoration au service d’un appétit quasi insatiable, reflétant l’appel et l’engloutissement du vagin : tout ceci est connu, de même que les immenses capacités d’endurance et les prouesses techniques du vampire. Le vampirisme est une copulation marquée par l’exubérance de la sexualité féminine.

Troisième caractéristique, le vampire ne parle pas. Gérard Stein l’avait remarqué à propos de Dracula dans un article célèbre (« Dracula ou la circulation du sans », Littérature, 8, 1972) : le texte tourne autour de Dracula, centre obscur du récit, tout le monde parle de lui, mais lui-même ne parle jamais – ne se voit jamais confié la parole. Il en est de même chez Le Fanu d’ailleurs. Le vampire est comme frappé d’aphasie. Face au supérieur de Romulad, clarimonde ne parvient pas à parler. Il est possible certes d’interpréter le silence du monstre – G. Stein remarque qu’il en est de même pour la créature de Frankenstein et Melmoth dans le roman de Maturin- comme une technique pour produire de l’angoisse : le vampire est « l’objet a » de Lacan, l’objet perdu, le vide et manque constitutif, qui constitue l’identité mais empêche aussi celle de se clore sur elle-même et de s’auto-centrer. Il me semble qu’il faille surtout y voir ici le refus du discours – ou plus exactement de l’ordre du discours – qu’incarne la figure du vampire. Il ne parle pas parce que les mots et la structure du discours sont l’anthithèse de ce qu’il incarne pour les auteurs romantiques et victoriens : la poésie, vue ici comme inarticulée – chant ou cri, en tout cas sons et musique de l’univers d’avant les mots, le dit pur d’avant le dire. Il ne parle pas parce que sa présence n’est pas de l’ordre de la rationalité – il ne saurait donc recourir aux mots de son antagoniste. Il ressortit ainsi d’emblée sur le plan littéraire de l’ordre du mythique.

Cela explique sans doute la fascination exercée par le vampire – sa quatrième caractéristique. Dans l’ordre des textes, le vampire est non seulement fascinant, mais également fascinateur. Sa séduction est considérable. Le vampire est beau – ou s’il ne l’est pas, sa laideur même, conformément aux théories esthétiques développée par Burke et les gothiques anglais du 18e siècle, en fait un être attirant – sujet d’étonnement et de stupeur. Le vampire exerce sur son entourage une séduction profonde, qui fait sortir ses victimes d’elles-mêmes et le soumet à sa volonté – ou son caprice. Parfois, le texte confère au vampire des pouvoirs mesmériques ou hypnotiques. L’altérité radicale du vampire est ainsi définitivement soulignée : il n’est pas de l’ordre de ce monde, mais de la nature – voire de la surnature. Il ressortit à ces choses immenses et terribles, quelles que soient leur dangerosité, dont la séduction est proche de la poésie des ruines, qui forme la catégorie esthétique du sublime. « La barbarie plutôt que l’ennui » : cette formule de Gautier dont G. Steiner (le Château de Barbe-Bleue) fait la clef de voûte de la mentalité des élites éduquées du 19e siècle et de sa culture (dont Barbey d’Aurevilly est l’archétype avant sa conversion ; qui écrit dans son journal que l’ennui est le démon et la structure même de son existence) conduit le vampire à apparaître comme une des figures marquantes du siècle tout entier, incarnant ses aspirations et ses contradictions. Il est la barbarie – la poésie barbare – inscrite dans la prose du monde aussi bien que le désir de ravages qui travaille souterrainement un « monde » fasciné par les villes en flammes et ruines, obnubilé par la hantise de la décadence et morbidement attiré par les catastrophes et les prophéties apocalyptiques. Il n’est jusqu’à Marx, qui se souvient de la charge de Voltaire contre les agioteurs vampires, qui ne fasse du vampirisme une métaphore essentielle du Capital et de son analyse de la société de classes.

 

3. La fixation de l’image moderne du vampire dans Dracula : aboutissement ou dégénérescence du mythe ?

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Conscient des œuvres qui précédèrent la sienne – notamment Carmilla, dont il s’inspire de près-, B. Stoker a ressaisi un certain nombre de fils de la trame vampirique afin de donner au vampire sa figure canonique dans Dracula. Il est tout aussi intéressant de noter ce que Stoker retient que ce qu’il néglige et transforme.

Son vampire, entièrement muet – il supprime même de son texte publié la seule expression, sous forme d’un télégramme qu’il lui avait accordée – acquiert d’emblée la forme du mythe : le vampire est une présence-absence qui n’existe qu’à travers les discours que l’on tient sur lui. C’est une figure désormais masculine, solidement ancrée dans sa féodalité et son château. Dracula apparaît à ce niveau comme une forme sociale qui ne veut pas disparaître et qui maintient son pouvoir. La possibilité d’un Dracula paysan est rejetée.

S’il retient donc l’aspect gothique du vampire, inversement, il le dépouille de sa connotation romantique et positive, pour en faire une créature éminemment cruelle – ce dont atteste sa biographie. Le vampire n’est plus la figure de la révolte de l’individualité contre le système et sa généralité abstraite ; il devient une menace sociale globale.

Renouant avec la dimension, ou plutôt la signification, politique du vampire élaborée au 18e siècle, il lui donne une tournure nouvelle, en l’associant à une autre métaphore que celle de la dévoration : l’image de la contagion. Significativement d’ailleurs, il ancre plus profondément que tout autre le vampire dans l’animalité ; son vampire a le pouvoir de soumettre à sa volonté loups et rats. Sur cette base, Claire Margat a remarquablement montré que désormais avec Stoker (et plus tard Murnau), le « vampire doit être compris comme l'incarnation d'une réalité invisible, celle des bacilles ou des animaux minuscules », des virus et des micro-organismes (Horreur et fantastique : l’animalité dans le film Nosferatu de Murnau », Belphegor, 3, disponible en ligne). Comme le dit jean Marigny, Dracula est une « fable politique », et le sens de cette fable repose entièrement sur cette métaphore qu’explicitent Deleuze et Guattari dans Mille-Plateaux : « Le vampire ne filiationne pas, il contagionne. La différence est que la contagion met en jeu des termes tout à fait hétérogènes : par exemple, un homme, un animal et une bactérie, un virus, une molécule, un micro-organisme ». Autrement dit, le vampire incarne bien une Altérité radicale, mais ne altérité colonisatrice et destructrice, qui menace rien moins que l’humanité même dans son fondement selon Stoker : l’hérédité. Selon Stoker, le vampire rompt la chaîne des êtres qui ancre le sujet humain dans une lignée dont il n’est qu’un maillon – et qui en retour lui assure sa dignité -, pour s’imposer comme un parasite qui tue son hôte. Le vampire de Stoker vise donc rien moins que la dissolution de la civilisation humaine – en tout cas londonienne, c’est-à-dire pour un Anglais de l’époque, la civilisation par excellence. La Transylvanie du roman d’ailleurs représente explicitement une contrée arriéré, c’est-à-dire tout autre (alien), un monde radicalement différent.

Le vampire est une force d’invasion à lui seul, mais comme l’est la peste ou une maladie épidémique – ce que Murnau retiendra magnifiquement. On a souvent remarqué que Stoker s’inscrit par là pleinement dans les courants conservateurs de son époque, marqué par Spencer et le darwinisme social ; il est surtout le produit des doctrines racistes de son époque qui conduisirent à l’eugénisme de Galton. La biologie de l’époque, avant même l’essor de la génétique, avait servi de support à une doctrine des races qui hiérarchisaient celles-ci et défendaient l’idée de la nécessaire préservation et pureté des races supérieures. Corrélativement, elles définissaient dans les races inférieures et les couches populaires dégénérées (selon son langage) une véritable menace génétique/raciale, en raison d’une démographie proliférante (« animale ») conduisant à la submersion des purs et des supérieurs. La peur d’une contamination par le mélange des sangs confinait dans certains milieux à l’hystérie politique – car il était paradoxalement entendu que le sang des inférieurs devait l’emporter sur celui des supérieurs.

C’est très clairement dans ce contexte intellectuel que Stoker fixe les traits dominants du vampire. Il ajoute d’ailleurs à l’animalité du vampire une intentionnalité – renforcée par sa perversité sans borne. Le vampire est doué d’un grand dessein. C’est ce qui en fait l’origine du super-vilain des bandes dessinées d’après la guerre de 1914 – les ennemis de Mandrake le magicien ou de superman et batman : soit, un être profondément malfaisant, disposant de ressources colossales sinon illimitées, doté de pouvoirs surnaturels visant rien moins que la conquête du monde…

Tout comme dans les premiers Mandrake, la figure du vampire de Stoker revêt les traits du Juif de l’antisémitisme moderne, qui s’élabore à la fin du 19e siècle et que fixeront dans la conscience raciste les Protocoles des Sages de Sion. Les descriptions de Dracula ressemblent fort à celles des juifs selon Drumont et consorts, il est avide d’argent ( la doublure de son manteau), et rêve de domination totale, grâce à un complot savamment ourdi dans l’ombre. Comme les Juifs des antisémites, Dracula est doté d’ubiquité, de la capacité de se fondre dans la foule – la métaphore du sang et de la pollution par le sang est si transparente qu’elle ne mérite pas d’explication. Décrit comme eux comme des parasites, des virus, des maladies, ils n’appellent qu’une réponse… l’éradication (sic). Avec Stoker, le vampire appelle nécessairement son Van Helsing, qu’il s’agisse, si l’on force (mais à peine) le trait de Buffy ou d’Hitler !

 

                                                           *

 

Il est paradoxal que ce soit le brûlot antisémite de Stoker qui ait fixé la figure du vampire dans l’imaginaire moderne. Figure envoûtante, il est vrai qu’à l’insu de son auteur, elle peut se prêter à bien des interprétations. Murnau ne l’utilisa-t-il point pour dénoncer la peste brune (encore que cela soit controversé) ?

Il n’en est pas moins vrai qu’en réalité l’ensemble des fils du mythe élaboré depuis le 18e siècle ont infusé les œuvres vampiriques ultérieures, et non seulement Stoker : le vampire est un être hybride, schizoïde à bien des égards, et ambigus ; il incarne en ce sens les clivages de la conscience et les fractures de l’inconscient. Ses multiples caractéristiques, contradictoires entre elles parfois, sont alors partie intégrante de sa séduction : le vampire est une figure clivée que l’on peut tirer de tout côté, car il interroge des aspects fondamentaux de la psyché humaine, comme tout mythe digne de ce nom, comme la sexualité, la dévoration et l’alimentation ou la filiation. Il n’est jusqu’aux fades bluettes adolescentes qui ne soient fidèles à certains de ses caractères. Les suceurs de sang auront encore beaucoup de nourriture à se mettre sous les dents…

 

N.L

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E
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C
Voir Blog(fermaton.over-blog.com)No.16 - THÉORÈME FISHER. -La figure du temps.
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